Art et Sciences

 

A l'origine de l'art sonore numérique  

                                                                                                        Par Aurélie Igonet

 

Les recherches effectuées dans le domaine de l'électronique rendent possible l'apparition du son numérique dans les années 1950. Il convient de souligner, à ce propos, que la spécificité esthétique et technologique du son numérique a fait l'objet de recherches et d'expérimentations approfondies bien avant que n'apparaisse le multimédia : le premier procédé de synthèse des sons est élaboré en 1957 par l'américain Max V. Mathews. Ce procédé va permettre d'étendre et de renouveler le matériau sonore à la disposition des compositeurs.

 

Grâce aux recherches sur le numérique, par ailleurs, le son va faire l'objet d'une étude approfondie à la fois sur le plan technologique (reproduction et diffusion) et sur le plan esthétique (conception et création). C’est ainsi que Jean-Claude Risset présente l'importance de l'expérimentation numérique dans la recherche sur le son : « Seule la synthèse permet d'expérimenter avec des sons élaborés, dont la structure physique est contrôlable, ce qui est essentiel pour étudier les corrélations entre structure physique et aspects sensibles des sons. » [RISSET, 1995, p. 330].

 

   Comme toute innovation technologique qui articule expérimentation technologique et recherche artistique d'avant-garde, le numérique, en même temps qu'il fait l'objet d'expérimentations technologiques qui favorisent l'apparition de nouveaux dispositifs techniques et de nouvelles pratiques professionnelles, devient un champ important de recherches esthétiques. Ces recherches associent les premières créations musicales électroacoustiques et des recherches portant sur l'ouverture des nouveaux dispositifs d'enregistrement à des activités de création et à de nouveaux types d'instrumentation.

 

1 – Musique concrète et musique électronique

 

            Il a fallu attendre 71 ans après la découverte du premier procédé d’enregistrement par Charles Cros et Thomas Edison en 1887, pour que le son, dorénavant fixé et reproductible, fasse l’objet d’expérimentations, qui vont contribuer à l’inscrire dans une nouvelle esthétique musicale.

 

Dès 1948, Pierre Schaeffer se sert du support d’enregistrement (le disque) pour assembler des sons isolés et ainsi constituer une nouvelle musique : la musique concrète : « On a cru que les moyens d’enregistrement servaient avant tout à conserver, à graver, à pérenniser la ‘haute fidélité’. L’importance réelle de l’électro-acoustique, c’est qu’elle permet de faire des sons, ou encore de fixer les sons naturels, de les répéter, de les perpétuer, de les transformer » [SCHAEFFER, 1968, p. 281]. Avec Schaeffer, l’électronique ne sert plus seulement à reproduire, mais aussi à créer. Elle intervient non seulement dans le processus de diffusion, mais aussi dans celui de création. Dès l’arrivée de la bande magnétique, en 1950, « la musique concrète applique au son les techniques du cinéma pour l’image » [VIGNAL, 1996, p. 463]. Les deux univers, jusque-là séparés par des habitudes de travail et des supports différents se rejoignent au travers de la musique concrète.

 

Par ailleurs, les sons fixés, qui font l’objet d’un traitement spécifique de la part des musiciens du concret, sont issus de provenances diverses, ils sont « naturels » (bruits divers), instrumentaux ou microphoniques (captés par un microphone). En plus de détourner de sa fonction première les appareils d’enregistrement, la musique concrète puise dans un vaste champ sonore encore inexploité par l’esthétique musicale[1]. Les premières œuvres de musique concrète sont issues d’un studio d’essai voué à la formation et à l’expérimentation radiophonique. C’est donc en puisant dans l’esthétique radiophonique, qui mettait déjà en scène un vaste matériau sonore (voix, bruits, musiques), que l’esthétique de la musique concrète va se réaliser.

 

Avec la musique concrète et l’élaboration d’une esthétique musicale assistée par des moyens électroniques et électro-acoustiques, nous assistons à une rupture esthétique majeure : « le mode de reproduction devient un mode de production : à la fois mémoire et matériau brut de la musique » [POSCHARDT, 2002, p. 82].

 

            La musique électronique est directement issue de la musique concrète et elle apparaîtra deux ans après elle. Elle apporte au concret des sons « électroniques », c’est-à-dire des sons créés de toutes pièces à partir d’appareils électroniques : « après la série d’études réalisées à partir de sons concrets, plusieurs compositeurs avaient éprouvé la nécessité d’intégrer dans leur musique des éléments d’origine électro-acoustique ; ne pouvant plus se limiter à la seule technique de captation des sons, ils enrichissent leur travail des possibilités offertes par le dispositif électro-acoustique lui-même : filtre, modulateur à anneau, sélecteur de      fréquences » [BOSSEUR, 1999, p. 97]. Le premier studio de musique électronique sera fondé en 1951 à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, sous l’impulsion de Herbert Eimert et de Werner Meyer-Eppler, et accueillera à ses débuts des compositeurs issus de la musique sérielle, comme Henri Pousseur (Seismogrammes I et II,1954, Scambi, 1957) ou Karlheinz Stockausen (Chant des adolescents, 1956). L’électronique permet la construction de nouvelles sonorités en produisant une gamme très étendue de sons qui n’imitent ni ceux de la nature, ni ceux des instruments traditionnels. Elle permet de « réaliser délibérément toutes les microstructures acoustiques qui peuvent être nécessaires pour la composition d’une œuvre musicale de type nouveau » [POUSSEUR, 1958]. C’est le terme électro-acoustique qui désignera à la fois les musiques concrètes et les musiques électroniques. L’univers des formes sonores s’unifient.

 

            A côté de la musique électro-acoustique « savante », inventée par les chercheurs-compositeurs au début des années 1950 au sein de studios d’expérimentations, une musique populaire électro-acoustique s’est développée, notamment avec l’apparition des guitares électriques, et plus tard, des synthétiseurs analogiques[2], qui ont envahi tous les genres musicaux populaires (pop, jazz, variétés, techno, etc.) et tous les médias (radio, télévision, cinéma). Mais l’écart entre musique savante et musique populaire ne s’atténue pas pour autant, et ne va pas cesser de se creuser au cours du temps, la musique savante ne va s’adresser qu’à un public initié et aura des difficultés à toucher le grand public.

 

            Les recherches entreprises dans le domaine de la musique électronique, notamment par Karlheinz Stockhausen au sein du studio de Cologne, ont conduit à « désigner la création des programmes et des logiciels comme une des principales missions des musiciens » [SCHONY, 2002, p. 74]. Ainsi, c’est sous l’impulsion de la musique électronique que les premières expériences musicales sur ordinateur ont été effectuées.

 

2 – Son et ordinateur 

 

            A partir de la fin des années 1950, l’ordinateur non seulement permet une étude plus approfondie des sons mais aussi engendre de nouvelles formes de composition, de nouvelles sonorités et un nouveau rapport au son désormais engagé dans la voie de la numérisation.

 

            La composition sur ordinateur représente la première application des recherches effectuées dans le domaine du son numérique. Lejaren Hiller et Leonard Isaacson ont été les premiers à établir des programmes de composition « reproduisant sous forme de contraintes les règles harmoniques et contrapuntiques traditionnelles » [VIGNAL, 1996, p. 1424]. Ces programmes permettent de sélectionner des sons (codé en chiffres) parmi des milliers générés au hasard par ordinateur. C’est ainsi que la Suite Illiac, composée en 1957 dans le studio de l’université de l’Illinois, est considérée comme la première œuvre « calculée » par ordinateur, mais cette œuvre reste une « simulation » de musique traditionnelle.

 

            Ce n’est qu’avec Max Mathews et ses recherches sur la synthèse sonore que le son va véritablement devenir numérique. En 1958, les premiers essais de synthèses de sons par ordinateur sont effectués au sein des laboratoires de la Bell Telephone dans le New Jersey. Ce principe de synthèse du son consiste à faire calculer par la machine, selon un programme mis au point par les chercheurs, tous les détails temporels de l’onde sonore, point par point : « l’ordinateur ne peut produire des sons qu’à partir d’une description numérique de leur structure physique : devront être spécifiés durée, intensité, fréquence, ainsi que forme dynamique, évolution spectrale, etc. » [BOSSEUR, 1999, p. 200]. Les nombres ainsi calculés (échantillonnés), sont alors transformés en impulsions électriques grâce à un convertisseur numérique analogique, qui permettra leur diffusion sur un haut-parleur. Le procédé de numérisation permet alors de synthétiser n’importe quelle onde sonore, d’où l’intégration de tous types de sons à l’esthétique musicale, et l’instauration d’un lien entre création musicale et information. Les différentes expérimentations sur la synthèse des sons de Mathews, effectuées en collaboration avec plusieurs chercheurs comme Guttman, Pierce, Chowning ou le Français Jean Claude Risset[3], aboutissent à la création de plusieurs programmes informatiques, parmi lequel Music V (1957), l’un des programmes qui a été le plus repris et le plus utilisé dans le monde,  qui propose un catalogue de sons synthétiques, enregistrés avec leur description numérique : « il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un résultat musical, mais d’un outil, transmissible d’un centre de recherche à un autre, et qui pourra être utilisé par des musiciens travaillant également sur ordinateur » [BOSSEUR, 1999, p. 200]. La création devient collective, et par ailleurs elle devient un processus continu et non un processus fini. Pendant ce temps-là, les mêmes recherches se font dans la création littéraire, avec notamment, les expériences de poésie collective.

 

La synthèse sonore a permis en premier lieu de reconstituer des sons naturels, à partir d’une analyse préalable, afin de comprendre « ce qui créait le timbre et la vie propre d’un son » [VIGNAL, 1996, p. 1424]. Il est intéressant de noter que ces expérimentations ont permis de confirmer les intuitions de Pierre Schaeffer sur la structure des sons (notamment l’importance des « microdétails » de la matière sonore), qui contredisait l’opinion la plus largement répandue qui considéraient tous les sons comme une suite d’harmoniques. L’esthétique rejoint la science.

 

Dans un second temps, l’ordinateur a permis de synthétiser des sons réellement « nouveaux » et de poursuivre ainsi les recherches amorcées par la musique électronique. Ces nouvelles sonorités enrichissent à nouveau le matériau sonore à la disposition des musiciens. Les chercheurs mettent au point différents procédés de synthèse, notamment dans les années 1960 et 1970, en orientant leurs efforts vers la production de nouveaux effets acoustiques qui aboutissent à la production de figures sonores paradoxales : « sons dont la hauteur semble monter et descendre simultanément, ou qui paraissent s’accélérer et ralentir à la fois… » [BOSSEUR, 1999, p. 201].

 

Parallèlement à la synthèse « directe », se sont développés des systèmes « hybrides »,  où l’ordinateur, au lieu de tout déterminer à partir de zéro, commande un équipement électronique : « l’utilisateur devant alors préciser les modes d’articulation des oscillateurs, filtres, modulateurs, etc., ainsi que la manière dont les combinaisons doivent s’opérer pour produire les événements sonores »[BOSSEUR, 1999, p. 201]. Ces techniques hybrides permettent d’agir sur le son en temps réel : elles permettent d’obtenir une réaction immédiate des sons, et libèrent des longues heures (voire des longs jours) de calcul informatique nécessaires pour entendre le résultat de la synthèse. En effet, comme le constate Mathews en 1972, « actuellement, la plupart des ordinateurs ne sont pas assez rapides pour synthétiser les échantillons de son en temps réel », d’où l’idée d’utiliser l’ordinateur « pour commander un synthétiseur de sons analogique », car dès lors, « les besoins en calcul sont bien plus réduits et une exécution en temps réel devient possible » [SZENDY, 1996, pp. 40-72]. Ce système de synthèse hybride est développé notamment dans le programme GROOVE[4], en 1970.

 

Après la synthèse hybride, apparaît la synthèse numérique mixte, symbolisé par le synthétiseur « 4X » entièrement numérique, qui va permettre de gagner du temps et de l’espace, en utilisant des sous-programmes prédéterminés, également commandés en temps réel. La synthèse numérique en temps réel permettra, en 1982, la naissance du MIDI[5], et avec lui, la possibilité de constituer un réseau d’instruments de musique numériques qui communiquent entre eux et se pilotent l’un l’autre. Le MIDI constitue à la fois une norme et une interface physique, il permet « une communication entre le langage du musicien avec ses multiples expressions, et un langage commun aux microprocesseurs » [LOTO, 2002, p. 83]. Ce protocole de transmission entre les machines permet de relier un ordinateur à des synthétiseurs, à une console de mixage ou à des effets. Pour comprendre ce qu’est le MIDI, on utilise une comparaison classique : « celle du piano mécanique où le rouleau est perforé de centaines de trous qui dictent à l’instrument quelles notes jouer » [LOTO, 2002, p. 84].

 

La commercialisation des PC (Personnal Computer) d’IBM ou des Macintosh d’Apple destinés au grand public a permis, à la fin des années 1980, la généralisation des stations de travail audio et a accéléré la création dans le domaine de l’audionumérique : « malgré les avancées dans les laboratoires de recherche, l'industrie du logiciel pour la synthèse et le traitement de sons musicaux ne s'est réellement accélérée qu'à partir du développement des ordinateurs personnels, ou plus généralement des machines informatiques d'une accessibilité raisonnable pour une personne ou un petit groupe de personnes » [LUCIANI, 1998, p. 139]. Différents types de logiciels sont alors disponibles au grand public : des logiciels de traitement du son, des logiciels de montage numérique ou des logiciels de partitions. A l’aide d’une interface graphique, le son peut être manipulé directement par l’utilisateur. Sons et images se retrouvent dès lors inextricablement liés, c’est comme cela que peut naître le multimédia.

 

« L'exploration des ressources de la synthèse des sons par ordinateur - recherche cumulative à laquelle ont contribué scientifiques et musiciens - a bouleversé notre conception du son musical et de sa perception. C'est la nécessité d'exploiter les analyses sonores pour composer le son musical et de ne pas se satisfaire d'une étude académique qui a poussé Mathews, Chowning et l'auteur à développer les méthodes d'analyse par synthèse, dans lesquelles la sanction de l'écoute du son recomposé devient le critère de la pertinence de l'analyse : notre compréhension du son musical en a été transformée.» [RISSET, 1998, p. 152]. L’informatique est un outil qui a permis d’analyser finement les sons et en a permis une plus grande compréhension, mais surtout, c’est un outil qui a influencé les pratiques créatrices dans le domaine de la musique et qui a engendré de nouvelles esthétiques.

 

Bibliographie

 

BOSSEUR Jean-Yves et Dominique. Révolutions musicales. Paris : Minerve, 1999.

LOTO Belà. Le son sur le web. Paris : Dunod, 2002.

LUCIANI Annie. Musique électronique et informatique musicale : historique, faits marquants et situation actuelleIn : Art-Science-Technologie, rapport de la mission d’étude confiée à Jean-Claude Risset, 1998.

POSCHARDT Ulf. Le Pantha Rhei digital. In : Sonic Process. Paris : éd. du centre Pompidou, 2002.

POUSSEUR Henri. La nuova sensiblilità musicale.  Incontri musicali, 1958, n°2.

RISSET Jean-Claude. Sons. In : Encyclopedia Universalis, T. 21. Paris : Encyclopedia Universalis, 1995.

RISSET Jean-Claude. Art-Science-Technologie. Rapport de la mission d’étude, 1998.

SCHAEFFER Pierre. La sévère mission de la musique. Revue d’esthétique, 1968.

SCHONY Roland. L’objet sonore dans le langage de la matrice numérique. In : Sonic Process. Paris : éd. du centre Pompidou, 2002.

SZENDY Peter. De la harpe éolienne à la « toile » : fragments d’une généalogie portative. Lire l’Ircam et Tr@verses, 1996, n°1 juillet.

VIGNAL Marc (sous la direction de). Disque. In : Dictionnaire de la musique. T. 1. Paris : Larousse-Bordas, T. 1, 1996.


 

[1] Luigi Russolo a travaillé sur une esthétique des bruits dès 1913, avec pour manifeste l’Art des bruits en 1913, mais les oeuvres composées n’utilisaient que des sons « naturels ».

[2] Le synthétiseur Moog fut le premier instrument entièrement électronique à être commercialisé en 1965.

[3] Jean Claude Risset poursuivra ses recherches en France au sein de l’IRCAM (1976-1979), puis à son laboratoire de Luminy à Marseille.

[4] GROOVE : General Real-time Operations On Voltage-Controlled Equipment.

[5] MIDI : Musical Instrument Digital Interface.

 


 

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